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L’Afrique peut-elle inventer ses propres modèles ?

Je reproduis ici le texte d’un keynote speech prononcé lors de la conférence annuelle des loteries africaines. Texte reproduit tel quel avec un formatage minimal. 

L’Afrique peut-elle inventer ses propres modèles ?

En guise de préambule à cette intervention, j’aimerais citer l’économiste et philosophe Felwine Sarr auteur du remarquable essai Afrotopia, que certains d’entre vous ont peut-être déjà lu. Felwine Sarr rappelle d’abord dans l’introduction à cet essai que « Les discours actuels sur l’Afrique sont dominés par un double mouvement : la foi en un futur radieux et la consternation devant un présent qui semble chaotique. »

Cependant, souligne l’auteur, « plus que d’un déficit d’image, c’est de celui d’une pensée et d’une production de ses propres métaphores du futur que souffre le continent africain». En réponse à ce déficit de discours signifiant, qui va au-delà des narratifs galvaudés de l’afropessimisme et de l’afroptimisme,  Felwine Sarr, esquisse les contours d’une modernité proprement africaine, autrement dit d’une afrocontemporanéité.

Pour être plus précis, l’afrocontemporaneité est selon Sarr « ce temps présent, ce continuum psychologique du vécu des Africains, incorporant son passé et gros de son futur, qu’il s’agit de penser ». Il suggère que « La contemporanéité, envisagée ailleurs comme un arrachement, pourrait se construire ici comme une féconde ré-articulation avec le pouls de ses traditions »

L’un des défis de cette afrocontemporanéité serait alors de « réussir à s’affirmer dans ses fécondes différences tout en ne tombant pas dans l’extrême que constituerait l’emmurement communautaire ».

Ce discours peut sembler abstrait, voire utopique. Mais les utopies sont précisément des formes d’imaginaire social qui permettent de penser l’avenir en se projetant au-delà des contraintes de l’expérience présente.

Ainsi que le rappelle le philosophe Paul Ricoeur, « nous accusons volontiers l’utopie de n’être qu’une fuite du réel » alors qu’elle est « l’expression de toutes les potentialités d’un groupe qui se trouve refoulé par l’ordre existant ». L’utopie a beau être un non-lieu au sens étymologique du terme, « Imaginer le Non-lieu, c’est maintenir ouvert le champ du possible ».

Le philosophe rappelle que «pour pouvoir rêver d’un ailleurs, il faut déjà avoir conquis, par une interprétation sans cesse nouvelle des traditions dont nous procédons, quelque chose comme une identité narrative ». La quête d’une modernité repose donc in fine sur une réinterprétation de la tradition. Paul Ricoeur et Felwine Sarr se rejoignent ici admirablement.

Il en est de même pour les modèles économiques, sociaux et technologiques. Ces derniers ne sont au fond que des manifestations concrètes – matérielles –  de cette identité narrative. Ainsi, lorsque l’on parle d’innovation, on pense d’abord au substrat scientifique et technologique de cette dernière. On oublie que l’innovation est avant tout sociale, comme le remarquait le grand guru du management, Peter Drucker. L’innovation consiste en l’émergence de nouvelles interactions sociales, grâce aux  nouvelles technologies.

Cela étant dit, quels principes pourraient guider les Africains dans l’invention de nouvaux modèles qui leurs soient propres ? J’en suggère trois pour ma part : l’ubiquité, l’innovation frugale et l’ubuntu.

Pourquoi l’ubiquité ?

Ce terme vient du latin « ubique ». Il signifie la capacité d’être partout à la fois. Il est beaucoup moins usité en français qu’en anglais, où il est passé dans le langage populaire. Dans la langue de Shakespeare, ubiquity s’entend comme la présence généralisée, ou l’omniprésence, de quelque chose. On parle par exemple de l’ubiquité de la technologie ou de la politique.

Sur un plan plus conceptuel, l’ubiquité renvoie à un concept métaphysique et théologique. L’ubiquité est l’un des huit attributs divins dans la théologie de Thomas d’Aquin, au côté de la simplicité, de la perfection, de la bonté, de l’inifinité, de l’immutabilité et de l’éternité.  (X)

Dans le monde physique, l’ubiquité était considérée impossible. Du moins jusqu’à ce que la physique quantique attribue le don d’ubiquité à toutes les particules élémentaires dont est composée la matière. Il s’agit néanmoins d’une ubiquité bien normée, qui obéit à des lois mathématiques bien précises. Schrödinger donne l’exemple d’un chat enfermé dans une boîte. On ne peut savoir s’il est mort ou vivant avant d’avoir ouvert cette « boite noire » (X).

Plus récemment, le concept d’ubiquité a pris un sens nouveau à travers son utilisation en informatique. De manière évidente, Internet est la technologie et le substrat par excellence de l’ubiquité. On s’y abstrait des contraintes de l’espace et du temps. À condition d’avoir une connexion internet et un moyen de paiement accepté en ligne, on peut y accéder à n’importe quelle heure et n’importe où à des services d’information et de communication, de commerce ou de divertissement, comme le visionnage de films ou la participation à des jeux en ligne.

À un niveau plus avancé, le concept d’ubiquité est utilisé pour décrire l’interconnexion et la convergence des différents terminaux, plateformes et capteurs électroniques. Nous sommes là au cœur de l’architecture qui fonde l’Internet des Objets. On doit ces idées au professeur Ken Sakamura de l’université de Tokyo, initiateur du projet TRON en 1984. TRON n’est ni un logiciel ni un langage informatique, c’est un ensemble de procédures et de règles qui permettent à différents objets de communiquer entre eux sans une intervention extérieure.

Peu de gens ont entendu parler de ce projet et de son créateur. Pourtant les protocoles et les principes élaborés à cette occasion se retrouvent aujourd’hui dans l’ensemble des objets de notre quotidien, des smartphones aux radars électroniques et aux caméras de vidéosurveillance.

Nous commençons aujourd’hui à peine à percevoir l’importance de ces protocoles, grâce à l’accroissement de la puissance de calcul et de traitement des ordinateurs de dernière génération … en attendant les nano-processeurs fondés sur les principes de la physique quantique.

Nous sommes ici à la croisée entre l’Internet des Objets, l’Intelligence Artificielle et le Big Data. Cet univers est à la fois enthousiasmant par les possibilités nouvelles qu’il offre et effrayant par ses dérives potentielles dont la série télévisée Black Mirror a montré tout le caractère distopique.

Quelle place pour l’Afrique dans un monde fondé sur l’ubiquité ?

Il appartient aux Africains d’en définir les normes et les usages, inspirés de leur vie quotidienne et de leurs réalités politiques, économiques et sociales, en utilisant tout le potentiel de ces nouvelles technologies.

Une technologie comme M-PESA par exemple, qui signifie littéralement « monnaie mobile », en est une belle illustration. Il s’agit de la première unité de compte virtuelle qui s’est imposée auprès de millions d’utilisateurs. M-PESA a émergé bien avant l’apparition du Bitcoin et des autres crypto-monnaies qui reposent sur la technologie de la chaîne de bloc (Blockchain), mais qui ne possèdent pas la simplicité et donc l’ubiquité, au sens populaire du terme, de M-PESA.

Le succès de M-PESA et de l’écosystème qui a été créé autour de cette technologie, montrent qu’une innovation a du succès lorsqu’elle rencontre une véritable demande sociale. Peter Drucker le grand guru américain du Management ne disait pas autre chose.

Penser l’ubiquité signifie donc penser les usages sociaux  des nouvelles technologies. Il y a là un champs d’expérimentations infini qui ne dépend pas de la capacité à créer une infrastructure technologique mais des différentes manières de valoriser cette infrastructure, voire de l’améliorer au fil de l’eau, en bénéficiant du retour d’expérience des utilisateurs.

Car la notion d’expérience-utilisateur devient primordiale dans ce contexte, rejoignant en cela la notion d’ubiquité – au sens où le processus linéaire entre la production et la consommation d’un produit ou d’un service est désormais remplacé par des millions de boucles de rétroaction dont les effets se cumulent sous forme de “propriétés émergentes”.

L’exemple de M-PESA nous permet de faire une transition naturelle vers notre second principe, que cette technologie intègre tout autant que celui d’ubiquité, il s’agit du principe d’innovation Jugaad ou d’innovation frugale.

Jugaad / Innovation frugale

Jugaad, ce mot hindi recouvre un concept que l’on pourrait traduire en français par « débrouillardise » ou « ingéniosité ». Il s’agit d’improviser des solutions ingénieuses à des problèmes qui se posent dans des conditions adverses (voire hostiles).

Navi Radjou, l’inventeur du concept d’« innovation Jugaad »  – ou « innovation frugale » – montre comment les entrepreneurs en Inde, mais aussi en Chine, au Brésil ou en Afrique, parviennent à transformer des contraintes en opportunités et à “faire plus avec moins”.

L’innovation frugale signifie recentrer un objet ou un service sur sa fonction principale et non sur les différentes caractéristiques accessoires – autrement dit les gadgets – qui l’enjolivent.

Est-il nécessaire de disposer d’un ordinateur avec une puissance de plusieurs térabytes si on fait uniquement du traitement de texte ? Est-il nécessaire de construire une centrale électrique d’un gigawatt si on peut obtenir la même fonction avec des micro-solutions locales pour chauffer l’eau, faire la cuisine ou charger ses appareils électriques ?

L’innovation frugale est une manière de transformer les contraintes en opportunités, ce qui peut aboutir à des applications inattendues. Selon Navi Radjou, il s’agit d’une alternative durable et à faible coût au modèle d’innovation occidental fondé sur des grandes organisations et une production de masse.

Cette approche d’innovation frugale et flexible ne se limite d’ailleurs plus aux économies émergentes. Elle s’applique également aux économies développées. Le succès de la Dacia Logan, initialement destinée au marchés émergents en est une illustration. Cette innovation low tech et low cost traduit un retour au fonctionnalisme, une théorie esthético-philosophique en vogue au début du XXème siècle, qui a accompagné la naissance de la société de consommation.

L’idée de base du fonctionnalisme est simple : la fonction doit prévaloir sur toute autre considération. Le corollaire est que la « fonction première » (core function) doit déterminer la forme d’un objet ou la manière de délivrer un service. Si on ajoute à cela l’idée d’économiser des ressources rares, comme des matériaux ou de l’énergie, on obtient alors les principes fondamentaux de l’innovation frugale.

Le logement modulaire, sous formes de blocs empilables, est l’une des innovations frugales les plus marquantes du XXème siècle. La préoccupation première de ses concepteurs était de résoudre la crise du logement apparue dans le contexte du boom démographique de l’après-guerre. La Cité radieuse de Le Corbusier est l’exemple même de ces « cités idéales », qui n’ont malheureusement pas toujours tenu toutes leurs promesses architecturales et sociales.

Plus récemment, des entrepreneurs à l’origine de services tels que Uber ou Blablacar ont compris qu’il était possible de délivrer un service – celui de la mobilité – sans y associer la possession d’un bien, en l’occurence une voiture individuelle. C’est le principe de l’économie de la fonctionnalité. De la même manière, au lieu de vendre des pneus, le fabricant de ces pneus pourrait vendre un service d’adhérence à la route, facturé au kilomètre parcouru. Le substrat devient alors accessoire et ne nécessite pas une production aussi massive qu’auparavant avec le gaspillage qui s’en suit.

L’innovation frugale n’est pas une panacée bien sûr. Par son caractère expérimental, la Jugaad Innovation n’intègre pas toujours la notion de passage à l’échelle  –  ce que l’on appelle en termes un peu barbares, la scalabilité et la réplicabilité.

Autrement dit, comment coupler modularité / frugalité et passage à l’échelle ?

Le principe d’ubiquité qui permet de faire communiquer des systèmes hétérogènes entre eux en temps réel pourrait constituer une solution à ce problème. La notion de standard passerait alors des objets et services associés aux protocoles d’interaction ces objets  Mais nous n’en sommes pas encore là.

De plus, cela poserait d’autres problèmes. Qui serait chargé de définir ces protocoles d’interaction et en vertu de quels critères d’utilité et de bien-être individuel et collectif ? À ce niveau, on se rend compte de la nécessité d’articuler les nouveaux modes de production et de consommation avec des normes d’éthique et de responsabilité collective, c’est à dire avec des normes politiques.

Cela nous amène à évoquer notre troisième principe, celui d’Ubuntu.

Ubuntu :

L’Ubuntu, est un concept issu des langues Bantou, que l’on pourrait traduire par « humanité » ou « sens du bien commun ». Le concept d’Ubuntu a été popularisé en Afrique du Sud grâce aux travaux de la Commission vérité et réconciliation.

Pour l’archevêque et prix Nobel de la paix Desmond Tutu, qui a présidé cette Commission, l’ubuntu est une « référence à la conduite d’un être humain envers ses frères humains, à la manière dont il l’est considère et dont il se voit, lui, dans ses relations personnelles, familiales mais également au sein de la communauté élargie. »

C’est en ce sens une idée proche de celle de compassion (du latin cum patior, « je souffre avec ») évoquée par les religions abrahamiques, sous la forme d’une injonction morale « Traite ton prochain comme tu aimerais que l’on te traite » ou « Aime ton prochain comme toi-même ».

Mais le concept d’ubuntu va plus loin. Il exprime, toujours selon Desmond Tutu, « la qualité d’humanité dans son essence même ». L’ubuntu s’entend alors comme un sentiment d’appartenance commune. Il fait référence à une communauté de destin entre tous les hommes, au sens où le destin de chaque homme est de faire partie de la communauté humaine.

Cette philosophie est au cœur de la vie et de l’action politique de Nelson Mandela et elle constitue son héritage fondamental selon l’ancien président américain Barack Obama. Comme l’a bien dit Obama, il fallait un homme comme Madiba pour ne pas libérer seulement le prisonnier, mais aussi le geôlier.

Par extension, ce souci du bien commun et de la communauté devrait être intégré à tout modèle économique et social, dont la finalité ne saurait et ne devrait être autre que celle de servir la communauté humaine.

En ce sens, cela rejoint la notion d’africapitalisme, décrite par l’entrepreneur et philantrope nigérian Tony Elumelu, comme « le processus de transformation de l’investissement privé en richesse sociale ».

Plus largement, on retrouve l’idée d’ubuntu et de responsabilité sociale des entreprises dans l’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) ou dans le Processus de Kimberley, qui réunit dans un dialogue tripartite les représentants des Etats, de l’industrie du diamant et de la société civile.

Si on revient au secteur des jeux qui concerne les participants à cette conférence, il est indéniable que l’apparition des  jeux en ligne constitue la plus grande innovation dans ce secteur au cours des quinze dernières années. C’est une réalité que les gouvernements, en Afrique et ailleurs ont encore du mal à intégrer. En France par exemple, la loi qui légalise ces jeux est très récente. Elle date de 2010. La question que se posent tous les gouvernements est la suivante : Faut-il proscrire ces jeux ou les légaliser et les réguler, ce qui permettrait de les orienter dans le sens du bien commun ?

Le concept d’ubuntu implique celui de jeu responsable. La lutte contre les pratiques criminelles et la protection des consommateurs/joueurs contre l’addiction et les pathologies associées sont en effet indissociables du développement harmonieux de ces activités.

Dans ces conditions, on peut imaginer que les opérateurs de jeux – physiques ou virtuels – soient  soumis à une sorte de bonus/malus, une taxe destinée à leur faire porter le coût pour la société de la dépendance de certains joueurs . Ils alors  soumis ou non à cette taxe en fonction de leur capacité à détecter les joueurs à comportement problématique et à les écarter de leurs plateformes.

Le concept d’ubuntu s’applique aussi à la finalité sociale des recettes générées par les jeux. Ces recettes doivent-elles soutenir des causes particulières, des associations d’intérêt public ou plus largement au contribuer directement au budget des Etats ? Sur ce terrain, il y a une grande variété de solutions, du moment que l’intérêt général est bien pris en compte.

Je vous remercie pour votre attention.

 

 

 

 

 

Une réponse sur « L’Afrique peut-elle inventer ses propres modèles ? »

J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.

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