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L’économiste Alexandre Kateb explique comment l’Etat a dû s’endetter ces trente dernières années, via sa banque centrale, pour attirer les capitaux étrangers. Depuis que la confiance est rompue, le système bancaire est assailli par les nombreuses demandes de retrait d’argent.
Consultant et spécialiste du monde arabe, Alexandre Kateb est maître de conférences à Sciences-Po. Il est l’auteur des Economies arabes en mouvement
Pour tenter d’éviter la faillite financière, le nouveau gouvernement libanais du Premier ministre Hassan Diab vient de demander l’aide du FMI. Quelles sont les racines de cette débâcle politico-financière ?
Il est quasiment impossible de comprendre la crise politique, économique, financière et sociale qui affecte aujourd’hui le Liban sans remonter au début des années 90, lorsque le pays sort de quinze ans de guerre civile. A l’époque, sous la gouvernance de Rafic Hariri, le Liban entame une phase de reconstruction. La nouvelle équipe au pouvoir décide de renouer avec les atouts d’avant la guerre civile, de faire en sorte que le pays retrouve son leadership de place financière régionale. Pour y parvenir, le gouvernement de Rafic Hariri va renforcer les liens avec les pétromonarchies du Golfe et, surtout, avec la diaspora libanaise.
Est-ce le début de ce que certains ont qualifié de “politique monétaire très avantageuse pour les déposants libanais et étrangers ?
Oui. Très vite le Liban a mis en place une politique monétaire très avantageuse pour les déposants. En clair, les taux d’intérêt bancaires étaient supérieurs à 15 %. Autant dire que les riches investisseurs d’Arabie Saoudite, du Koweït ou d’autres pays du Golfe qui déposaient des pétrodollars dans les banques libanaises touchaient des rendements qui étaient sans commune mesure avec ceux d’autres pays. De plus, dès 1997, les autorités monétaires et politiques décident d’arrimer la valeur de la livre libanaise à celle du dollar. De quoi instaurer une certaine confiance dans la valeur de la devise locale. Ce lien monétaire entre les deux monnaies est resté fixe jusqu’à aujourd’hui.
Ce système n’a-t-il pas été poussé à son excès ?
Sans aucun doute. Mais, plus globalement, il faut bien comprendre que pour faire fonctionner l’économie du Liban, l’Etat n’a cessé de s’endetter depuis la fin de la guerre civile. Des années durant, personne n’y trouvait à redire, ni les autorités monétaires ni les différents gouvernements. Personne pour tirer l’alarme et dire que le pays était assis sur un volcan financier. Personne pour alerter sur le fait qu’un pays ne peut pas éternellement dépendre des entrées de capitaux étrangers pour faire tourner sa machine économique. Or les rouages de cette mécanique ont commencé à s’enrayer dès le début des printemps arabes, en 2011.
Avec quelles conséquences ?
Le Liban subit alors une forte chute des entrées de capitaux en dollars. C’est le moment où la crise économique est régionale… Où la Syrie voisine sombre dans la guerre, les réfugiés syriens affluent en nombre au Liban. Et où la diaspora libanaise réduit ses transferts d’argent sur les comptes des banques libanaises.
Mais quels sont les liens entre les banques libanaises qui menacent de s’effondrer et l’Etat ?
Le Liban a adopté une mécanique d’endettement qui se retourne aujourd’hui contre lui. Pendant des années, l’épargne de la diaspora et des richissimes investisseurs des pays du Golfe était d’abord déposée dans les banques libanaises. Et pour cause : ces banques promettaient des rendements élevés aux déposants. Mais comment pouvaient-elles promettre une rémunération de 7 % ou 10 % ? Eh bien simplement en redirigeant ces dépôts vers la banque centrale libanaise
Et c’est justement là toute la particularité du système libanais …
En effet, dans un contexte de raréfaction de l’épargne, la Banque du Liban a souscrit massivement aux émissions de dette de l’Etat en les revendant ensuite à des banques libanaises contre des taux de rendement de plus de 15 %. Les banques n’ont donc pas hésité à diriger l’épargne de leurs déposants vers le rachat de dette souveraine auprès de la banque centrale. Elles versaient 5 % d’intérêts à leurs clients et empochaient les 10 % restants.
Tout le monde a été gagnant ?
Tant que le système tient, tout va bien. Mais quand la dette publique atteint 180 % du PIB, la plus élevée au monde en termes relatifs (par rapport au PIB du pays), quand ce dernier ne produit rien, quand tout est importé et facturé en dollars et quand l’économie est totalement dollarisée, alors existe le risque d’un basculement de l’insouciance vers la défiance généralisée. Et aujourd’hui, la défiance n’épargne personne. Les manifestations de la fin de 2019 ont révélé toutes les fragilités de cette économie casino.
Comment ?
Confronté à la chute des entrées de capitaux indispensables à ses dépenses, l’Etat n’a eu d’autre choix que d’augmenter ses taux d’intérêt dans l’espoir d’attirer à lui les capitaux manquants. L’augmentation consécutive des taux bancaires a dissuadé les entrepreneurs libanais d’emprunter pour investir. In fine, l’augmentation des taux et la fuite en avant de l’endettement public liée à la rémunération des capitaux étrangers se sont traduites par une asphyxie des finances publiques. L’Etat libanais s’endette pour payer ses dettes. Ce cercle vicieux a atteint ses limites.
Mais comment expliquer le blocage du système bancaire ?
Sur fond de crise politico-sociale, les Libanais se rendent compte que le système bancaire est extrêmement fragile. Ceux qui le peuvent décident donc de retirer leur épargne en dollars avant qu’il ne soit trop tard, avant la faillite bancaire. Cette panique n’a fait que précipiter la crise. Or, au Liban comme en Argentine au début des années 2000, les banques n’ont pas pu faire face à l’afflux de demandes de retrait de l’épargne. N’oubliez pas que les dépôts auprès des banques ont été dirigés vers la banque centrale pour acheter des obligations d’Etat très rentables. Or c’est justement cette banque centrale qui n’est pas en mesure d’assurer les remboursements des obligations d’Etat achetées par la plupart des banques.
Pourquoi ?
Parce que l’Etat lui-même est hyperendetté et n’a absolument plus les moyens d’amortir sa dette. Pas d’impôts, pas de taxes, faible croissance, chute pour cause de défiance des entrées de capitaux, l’étau se resserre dangereusement sur le tout nouveau gouvernement de Hassan Diab. D’où son intention de solliciter l’aide du Fonds monétaire international (FMI)…
Les Libanais étaient-ils conscients de ces fragilités ?
Ils l’étaient sans doute, mais ils en assumaient les risques. Jusqu’au jour où ils se sont dit : reprenons nos billes avant la cata. Dès lors, et pour se prémunir de la perte de valeur de la livre libanaise, les Libanais cherchent à se procurer des dollars dont le cours parallèle ne cesse de s’apprécier.
Mais la banque centrale dispose de 37 milliards de dollars…
C’est vrai. Mais elle doit 60 milliards aux banques. Tant que ces banques ne réclament pas toutes en même temps cet argent, tout va bien. Seulement voilà, les clients qui craignent le pire font la queue devant les guichets des banques. Tout le monde veut récupérer son épargne. Alors, à leur tour, les banques s’adressent à la banque centrale pour demander le remboursement des obligations qu’elles ont souscrites. Et là tout se bloque, puisque la banque centrale n’a pas ces 60 milliards…
Quels seraient les effets externes d’un crash bancaire libanais ?
Nous sommes dans une situation où les autorités bancaires libanaises ont décidé de limiter les retraits des épargnants. Mais si d’aventure, la banque centrale, qui ne peut pas faire face aux demandes de cash des banques, décidait dans les prochains jours de mettre une décote sur les remboursements qu’elle doit aux banques libanaises, alors ce serait non seulement un sauve-qui-peut général au Liban, mais avec en prime des tensions régionales avec les déposants du Koweït, de l’Arabie Saoudite et d’une grande partie de la diaspora libanaise.
L’Etat n’a donc d’autre choix que de s’endetter ?
Pour éviter l’effondrement, oui. Mais il lui faut réinstaurer la confiance, mettre fin à la panique. Le moment est extrêmement critique, car la pauvreté frappe un Libanais sur deux. Il l’est d’autant plus que le pays ne produit presque rien, que près d’un tiers des emplois dépend de l’Etat. Seuls les partenaires étrangers peuvent stabiliser le pays, en apportant des fonds.
(1) Ed. De Baeck Supérieur, 2019, 19,90 €.