Catégories
Articles Chine Économie Êtats-Unis FRENCH G20 / Monde Grand Angle

Le nouveau protectionnisme sonne-t-il la défaite du capitalisme libéral?

“Le débat entre protectionnisme et libéralisme n’est qu’une feuille de vigne pudique posée sur des confrontations politiques et géopolitiques autrement plus féroces, dans le cadre d’une course pour le leadership mondial”.

“Laissez faire!”, disaient les chantres du libéralisme au XIXème siècle. En réalité, la seule nation qui pratiquait, à cette époque, un libéralisme directement inspiré des manuels d’économie politique, était la Grande-Bretagne. Et même dans la patrie d’Adam Smith et de David Ricardo, il aura fallu un effort intense de lobbying associant les intérêts marchands et la classe ouvrière, et la terrible famine irlandaise de 1845-1846, pour que le gouvernement de sa majesté, dirigé par Sir Robert Peel, finisse par abolir les Corn Laws. Ces dernières, promulguées en 1815, restreignaient les importations de céréales vers les îles britanniques, avantageant les grands propriétaires terriens, mais pénalisant fortement la classe ouvrière urbaine en cours de constitution.

L’argument des partisans du libre-échange était simple. Il fallait augmenter le pouvoir d’achat des ouvriers pour créer un marché intérieur capable d’absorber les productions manufacturières. Un autre argument, avancé notamment par Richard Cobden, était celui de la réciprocité et la nécessité de pousser les gouvernements du Continent à abaisser leurs droits de douanes. La Grande-Bretagne étant l’atelier du monde, les droits de douanes et autres quotas pénalisaient sa croissance, fortement dépendante des marchés extérieurs. À l’époque où la Grande-Bretagne adhérait progressivement aux idées de David Ricardo, les États-Unis d’Amérique amorçaient un tournant protectionniste. Après la victoire du Nord sur le Sud, dans la guerre de Sécession, le pays d’Abraham Lincoln s’est engagé dans un vaste mouvement d’industrialisation. Le “protectionnisme éducateur”, déjà recommandé un demi-siècle plus tôt par le premier Secrétaire au Trésor, Alexander Hamilton, est devenu une constante de la politique commerciale américaine, de manière quasiment ininterrompue, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale.

Ces développements historiques nous rappellent qu’il faut se méfier d’une interprétation désincarnée des politiques économiques. En réalité, si les idées servent d’arguments et de caution intellectuelle aux hommes politiques pour imposer telle ou telle politique, ces dernières sont bien souvent le résultat d’un calcul d’intérêts. Le nouveau tournant protectionniste, initié par le président des États-Unis Donald Trump, correspond, à cet égard, à un retour à une situation qui a prévalu durant la majeure partie de l’histoire américaine.

Le libéralisme, et sa diffusion à l’échelle planétaire – ce que l’on appelle la mondialisation – ont bien servi l’Amérique tant que ses entreprises dominaient le monde. Aujourd’hui encore, les grandes banques américaines dominent les marchés financiers, même après la débâcle de 2008, et les fleurons de la Silicon Valley – Google, Apple, Amazon, Facebook – sont en pointe dans la grande bataille technologique mondiale. Mais la mondialisation a rebattu les cartes entre États, et les équilibres entre différents groupes sociaux au sein des États. Elle a surtout profité aux classes aisées, bien formées et “connectées” qui ont constitué une nouvelle élite transnationale allant de Los Angeles à Sao Paulo, et de Johannesburg à Shanghai.

La montée des inégalités sociales, et le sentiment que le progrès social était en panne, ont alimenté une demande de protection croissante dans les démocraties occidentales, catalysée par la crise financière mondiale, qui a été bien intégrée par certains “entrepreneurs politiques”. Ces derniers, même s’ils font généralement partie des élites, ont trouvé les mots justes pour mobiliser les damnés du libre-échange et les désaffranchis de la mondialisation. Steve Bannon, l’idéologue en chef de la campagne de Donald Trump, a fait du patriotisme économique un véritable leitmotiv dans les discours de son champion. Il n’est pas surprenant que le candidat Trump, une fois élu, ne mette à exécution ce qui constituait, in fine, son engagement le plus important vis-à-vis de sa base électorale.

Face à cela, il est ironique de voir que la Chine, qui a toujours protégé son marché de multiples manières, s’érige aujourd’hui en porte-étendard du libre-échange. La Chine a immensément bénéficié de son admission à l’OMC, en décembre 2001, rendue possible grâce à l’assentiment des Etats-Unis. Pour autant, aujourd’hui encore, la Chine est tout sauf une économie de marché au sens classique du terme. C’est un pays où l’État conserve un contrôle stratégique sur l’économie, à travers un ensemble de leviers financiers et organisationnels, déclinés du niveau central jusqu’au niveau provincial et local. Sinon un capitalisme d’Etat, c’est un capitalisme dirigé par l’Etat. Même les géants de l‘économie numérique chinoise, les Ali Baba, Baidu et Tencent – la réponse chinoise aux GAFA américains – sont corsetés de fils qui les relient aux structures du Parti communiste, le véritable propriétaire de China Inc.

Le débat entre protectionnisme et libéralisme n’est donc qu’une feuille de vigne pudique posée sur des confrontations politiques et géopolitiques autrement plus féroces, dans le cadre d’une course pour le leadership mondial. Le véritable apport des institutions qui ont émergé en Europe de l’Ouest à partir du XVIIème siècle, et qui se sont ensuite diffusées dans le reste du monde, est d’avoir permis de réguler ces confrontations. Ce n’est pas le moindre paradoxe du libéralisme économique, en effet, que d’avoir besoin d’une autorité politique forte – située hors du marché – pour imposer les règles qui lui permettent de fonctionner, ainsi que l’a bien montré l’historien Karl Polanyi. Au niveau international, cette autorité n’existe pas. Les Etats-Unis, grâce à leur statut de puissance hégémonique ont, par le passé, joué ce rôle de garant de l’ordre international. Ils s’en détournent aujourd’hui, considérant que ces règles ne servent pas aussi bien qu’avant les intérêts américains.

Ce qui est donc plus inquiétant que la défaite d’un capitalisme libéral qui n’a jamais existé sous une forme pure, c’est cette remise en cause des règles communes, comme celles de l’OMC, qui permettent de réguler les inévitables tensions issues de la confrontation entre des intérêts divergents et contradictoires. C’est à la fois une conséquence et un symptôme de l’émergence d’un monde multipolaire, en attendant la refondation d’un nouvel ordre multilatéral accepté par tous.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *