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Pourquoi les pays émergents resteront au coeur de la croissance mondiale

Cet article a été publié initialement dans LeMonde.fr le 10/10/2013

Lien vers l’article sur le site du Monde :

www.lemonde.fr/idees/article/2013/10/10/pourquoi-les-pays-emergents-resteront-au-centre-de-la-croissance-mondiale_3493724_3232.html

Depuis quelques temps, on voit apparaître des argumentaires plus ou moins étayés sur un supposé essoufflement structurel de la croissance dans les pays émergents – les BRICS et quelques autres comme l’Indonésie et la Turquie – qui irait de pair avec un regain de croissance en Europe, aux Etats-Unis et au Japon.

Selon les défenseurs de cette thèse, les difficultés conjoncturelles auxquelles font actuellement face les pays dits émergent, et les troubles politico-sociaux que connaissent un certain nombre d’entre eux (Brésil, Turquie, Russie), augurent de la fin d’une décennie de croissance extravertie, portée par les exportations vers les économies avancées et par les prix élevés des matières premières.

Ils en veulent pour preuve la brusque fuite des capitaux étrangers accumulés par ces pays, et le décrochage subséquent de leurs monnaies face au dollar suite à des rumeurs sur la fin de la politique monétaire accommodante aux Etats-Unis.

Des commentateurs et des journalistes parmi les plus sérieux, à l’instar de François Lenglet le débateur économique de l’émission ” Des paroles et des actes “, vont même jusqu’à prédire ” la fin de la mondialisation “ dans un essai éponyme qui surfe sur une vague alimentée par les déclarations tonitruantes d’Arnaud Montebourg ou par les thèses protectionnistes de l’économiste Jacques Sapir et du démographe Emmanuel Todd.

Les extrêmes de tout bord, du Front de Gauche au Front national, s’emparent aussi du sujet pour marquer des points dans les sondages et pour préparer les prochaines échéances électorales, tant le sujet semble entrer en résonnance avec les préoccupations des électeurs en cette période de chômage persistant, de morosité ambiante, et de reprise molle.

Ce désaveu sans appel de la mondialisation et des pays émergents, cette “shadenfreude” – ou ” joie maligne “ – face au malheur somme toute assez relatif de ces pays, qui en ont connu d’autres, est assez symptomatique d’une propension psychologique à chercher chez autrui la source de nos malheurs, allant dans sa version la plus pathologique jusqu’à imputer aux autres une volonté délibérée de nuire.

A lire sur le sujet, dans Le Monde du 3 octobre : “Vers un recentrage de la mondialisation”, de Laurent Faibis et Olivier Passet (Xerfi)

La mondialisation serait donc en définitive bien coupable, avec son cortège de délocalisations industrielles, d’accroissement sans fin des inégalités, et de dumping écologique et social. Et ce ne serait finalement qu’un soulagement et un juste retour à l’ordre naturel – et souhaitable – des choses que de constater l’arrêt de cette diabolique machine à broyer un consensus politique et social que l’on a mis des décennies à forger.

Le problème, c’est que tout cela sonne faux.

D’abord, les difficultés constatées dans les grands pays émergents n’indiquent pas un essoufflement durable de ces économies à forte croissance, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire. Prenons le cas de la Chine.

Il est vrai que la croissance a tendance à y ralentir, que les salaires augmentent plus rapidement qu’auparavant, et que des problèmes de surcapacité se manifestent dans telle ou telle industrie ou dans le secteur immobilier.

Il est vrai aussi que la perception des déséquilibres géographiques et sociaux, et de la corruption qui règne au sein des élites économiques et politiques, n’ont sans doute jamais été aussi fortes au sein des nouvelles classes moyennes urbanisées, qui demandent de plus en plus des comptes à leurs gouvernants.

Mais le rôle important de l’Etat dans l’économie chinoise, qu’on peut qualifier d’” économie planifiée de marché “, à travers le contrôle du taux global d’investissement, – par la commande publique et par l’encadrement du crédit aux entreprises publiques -, lui permet de piloter un rééquilibrage progressif vers un modèle davantage porté par la consommation des ménages.

Car en définitive, ce qui préoccupe les Chinois ce n’est pas le taux du croissance du PIB mais celui de leur revenu disponible. Hors, l’élimination des surcapacités productives accumulées et un dégonflement ordonné de la bulle immobilière auront peu d’impact négatif sur le revenu des ménages qui pourrait, sauf accident majeur, continuer à croître à un rythme de 6%-7% par an.

A ce rythme, et en tenant compte d’une inflation annuelle de 4% et d’une appréciation tendancielle du renminbi de 3% par an, la Chine pourrait devenir d’ici une quinzaine d’années le premier marché de consommateurs au monde en valeur, devant l’Union Européenne et les Etats-Unis. L’Empire du Milieu déterminera alors de facto le cycle économique mondial, et le renminbi pourrait remplacer le dollar comme principale devise de commerce et de réserve mondiale.

A mesure qu’elle rééquilibrera son modèle économique vers la consommation, la Chine devrait stimuler la production de biens manufacturés dans des pays émergents à plus faible revenu par habitant, comme l’Indonésie, les Philippines, l’Inde, le Bengladesh ou le Vietnam, ainsi que dans des pays africains comme l’Ethiopie, qui accueille déjà de nombreuses usines de textile et d’habillement étrangères, et qui connaît un décollage ” à la chinoise ” depuis une décennie.

Pour les pays émergents positionnés à un niveau de revenu intermédiaire supérieur à celui de la Chine, comme le Brésil, la Russie, le Mexique, la Turquie ou encore l’Afrique du Sud, l’équation est plus compliquée mais elle n’est pas insoluble.

Leur compétitivité industrielle sera déterminée par leur degré d’investissement dans la formation et l’innovation, et par le recyclage des ressources dégagées par les exportations de matières premières dans des secteurs fortement technologiques.

A rebours des prescriptions néolibérales, la plupart de ces pays reviennent aujourd’hui vers un modèle de capitalisme coordonné dans lequel l’Etat joue un rôle de stratège, de réducteur d’incertitude et de coordinateur des marchés. Si les attentes sociétales sont de plus en plus élevées dans ces pays, comme le montrent les dernières manifestations, elles ne devraient pas obérer la capacité des autorités à franchir le dernier palier de l’émergence, pour atteindre le niveau des économies avancées.

Compte tenu de leur potentiel de production et de consommation, de leurs ressources humaines et naturelles, ceux qu’on appelle encore ” les pays émergents ” (à défaut d’autre vocable plus précis) ont donc, tant individuellement que collectivement des perspectives de croissance et de développement importantes devant eux.

Au-delà des facteurs proprement internes, soutenir la croissance de ces économies nécessiterait, à mesure que l’hégémonie du dollar s’amenuise, de revoir de fond en comble les institutions financières internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qui ont de fait perdu une grande partie de leur centralité au sein de l’économie mondiale.

Le FMI devrait ainsi, s’il ne veut pas être remplacé par un FME (Fonds monétaire des émergents) piloté par la Chine, revenir à sa vocation originelle qui était de soutenir, de manière automatique et sans conditionnalité, les pays connaissant des déficits temporaires de leurs balances de paiement en cas de turbulences sur les marchés de capitaux.

Quant à la Banque mondiale, si elle ne veut pas être marginalisée par une banque des BRICS dont la création est annoncée incessamment sous peu, il est urgent qu’elle rénove profondément son logiciel intellectuel et qu’elle tire toutes les leçons des expériences les plus réussies de développement économique des trente dernières années, celle de la Chine bien sûr, mais aussi celles de la Corée du Sud et de la Malaisie.

Enfin, il est illusoire de penser qu’on assistera à une sorte de renaissance des économies américaine, européenne et japonaise, qui reviendraient comme par magie au cœur de l’économie mondiale, comme au ” bon vieux temps “ de la Triade, des pays du tiers monde et des rapports centre-périphérie conçus exclusivement par et pour l’Occident.

Ceux qui croient voir dans l’actuelle reprise dopée aux stéroïdes monétaires des économies occidentales, – après la plus grave crise de leur histoire en soixante-dix ans -, la fin d’un tendance lourde de rééquilibrage de l’économie mondiale au profit des pays du Sud, en seront pour leurs frais.

Les exemples tant invoqués de relocalisation d’usines vers l’Europe ou les Etats-Unis restent anecdotiques en comparaison du mouvement en sens inverse de déploiement des multinationales européennes et américaines vers les économies émergentes, qui s’intensifie. Il faut bien réaliser que c’est là, en Asie, en Amérique Latine et en Afrique que sont et que seront réalisées les plus grandes dépenses de consommation et d’investissement.

Mais c’est aussi là, par la force des choses, que seront situés les plus grands bassins d’emplois et de compétences au monde. On ne voit pas au nom de quoi des multinationales motivées avant tout par une logique de profit feraient l’impasse sur les marchés à plus fort potentiel pour se replier sur leurs vieux marchés historiques rabougris.

Il faudrait que nos dirigeants politiques et que les commentateurs économiques comprennent enfin que la rhétorique du protectionnisme n’a aucun sens dans ces conditions, et qu’une Europe vieillissante qui deviendra de facto une Europe rentière, aura beaucoup plus besoin des profits réalisés par ses entreprises sur ces marchés extra-européens à forte croissance que l’inverse.

S’il faut pour cela accueillir davantage d’entreprises chinoises, indiennes et brésiliennes sur le sol européen et négocier des transferts de technologies vers ces pays en échange d’un accès à leurs marchés, on ne voit pas au nom de quoi il faudrait s’opposer à cette évolution, qui va dans le sens de l’histoire et qui profite à tout le monde.

La simple démagogie, l’électoralisme ou une certaine myopie peuvent faire croire aux populations européennes qu’elles peuvent confortablement fermer leurs frontières et vivre dans un bunker de riches à l’échelle mondiale. La réalité est tout autre et cette richesse risque fort bien de s’étioler progressivement s’il n y a pas davantage d’ouverture au monde.

Cela implique un certain décentrage et l’abandon définitif d’une forme d’arrogance issue d’une domination de deux siècles sur le monde, mais le refus de voir la réalité en face sera bien plus douloureux que ce nécessaire aggiornamento, qui n’a que trop tardé.

  • Alexandre Kateb (Economiste)

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