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Syrie: enjeux stratégiques d’une reconstruction

Avant même sa tenue, de lourdes hypothèques pesaient sur le sommet économique arabe de Beyrouth, organisé du 17 au 20 janvier. Seuls deux chefs d’Etat ont fait le déplacement : l’émir du Qatar et le président de la Mauritanie, dont le pays accueillera le prochain sommet économique arabe en 2023. La Libye n’y a pas participé en raison de l’hostilité de mouvances chiites libanaises.

La Syrie, dont l’adhésion à la Ligue arabe est suspendue depuis 2011, était elle aussi absente d’un sommet où tous les regards se tournaient vers Damas. Point focal dans l’agenda : la question des réfugiés. Le Liban supporte à lui seul plus d’un million de réfugiés syriens, lesquels représentent un immense poids financier et une source potentielle de déstabilisation. La déclaration finale du sommet de Beyrouth a mis l’accent sur la nécessité d’alléger ce poids en finançant des projets dans les pays d’accueil et en préparant le retour des réfugiés.

Au-delà de l’urgence humanitaire, c’est la question de la reconstruction qui a occupé les délégations. Le président libanais, Michel Aoun, a proposé la création d’une banque arabe pour la reconstruction et le développement. En Syrie, les besoins sont évalués à plusieurs centaines de milliards de dollars. Depuis la reprise d’Alep par les forces gouvernementales, l’issue du conflit ne fait plus guère de doute. Ce qui pose la question de la réadmission de la Syrie au sein de la Ligue arabe. Egypte et Algérie ont d’ores et déjà exprimé leur accord quant à la réadmission de la Syrie dans la Ligue arabe. favorables. Les Emirats viennent de rouvrir leur ambassade à Damas, une démarche très proablement engagée avec l’accord tacite de leur « grand frère » saoudien. Le Qatar y est catégoriquement opposé, mais il pourrait infléchir sa position. Doha a déjà fait preuve par le passé de son pragmatisme et de sa capacité d’adaptation à un environnement changeant.

De fait, le conflit syrien a abouti à une reconfiguration stratégique et géoéconomique majeure, dont on commence à peine à cerner les contours. Comme il y a un siècle, la région du Proche-Orient sert de laboratoire à l’avènement d’un nouvel ordre mondial. Il y a cent ans cet ordre avait consacré le triomphe – provisoire – de la Grande-Bretagne et de la France, l’émergence de la superpuissance américaine et la défaite des empires russe, perse et ottoman, à l’issue d’un « Grand jeu » complexe. Ironie du sort, c’est le triumvirat Russie, Iran et Turquie, réuni au sein de la Plateforme d’Astana, qui préside aujourd’hui aux destinées de la Syrie. Au-delà de ces trois puissances « asymétriques », c’est la Chine qui fait figure de grand gagnant. Le retrait des Etats-Unis du sol syrien, où leur présence servait surtout à rassurer leurs alliés régionaux et mondiaux, confirme une tendance isolationniste lourde et le pivot engagé par la première puissance mondiale vers la région Asie-Pacifique.

Le Liban s’est déjà positionné comme un point d’ancrage des Nouvelles routes de la Soie, faisant du port de Tripoli un hub pour les opérateurs chinois. Ces derniers ont signé de nombreux contrats pour engager la reconstruction de l’économie syrienne, renouant avec des relations d’affaires en plein essor avant le soulèvement de 2011. La Russie et l’Iran travaillent en bonne intelligence avec la Chine, à des mécanismes pour contourner les sanctions occidentales, à travers, entre autres, le recours au pétro-yuan.

Les Européens, qui conditionnent leur participation à la reconstruction de la Syrie à un règlement politique de la crise, apparaissent, au côté des monarchies arabes du Golfe, comme les grands perdants de ces développements. Le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien a fragilisé la position des Européens et les a obligés à bricoler dans l’urgence un mécanisme financier associant la Russie et la Chine. La diplomatie du carnet de chèques reste la seule à disposition de l’Union Européenne pour faire valoir son point de vue dans la région.

Quant aux monarchies du Golfe, elles paient leurs divisions et leur incapacité à constituer un moteur pour les autres pays arabes. La prétendue fitna au Moyen-Orient, entre un croissant chiite dirigé par l’Iran et un axe sunnite au sein duquel s’affronteraient les idéologies frériste et salafiste, ne résiste pas à l’épreuve des faits. Le choc des nationalismes et des appétits financiers est un facteur explicatif bien plus puissant.

Au nom de leur identité commune, mais aussi de la realpolitik, les pays arabes devraient accélérer leur intégration, dans le cadre d’un nouveau paradigme régional qui associerait des puissances non-arabes telles que l’Iran et la Turquie. C’est une condition sine qua none pour avoir voix au chapitre dans un monde multipolaire, où les Arabes représentent moins de 5% de la population mondiale.

Tribune publiée dans le magazine Jeune Afrique (édition N°3029 du 27 janvier au 2 février 2019)

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