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Grand entretien sur les perspectives de l’économie algérienne

Alexandre Kateb, 40 ans, est un économiste qui a fait partie de la « task force » de six membres mise en place en décembre 2015 par le Premier ministre Abdelmalek Sellal pour aider à la mise en place d’un nouveau modèle économique pour l’Algérie.

Après six mois de travail, cette « task force » a rédigé un rapport en deux volets :

  • quels moyens pour assurer une consolidation budgétaire sur la période 2016-2019, dans une situation rendue difficile par la baisse des recettes pétrolières ;
  • quelles réformes structurelles pour diversifier l’économie algérienne sur la période 2020-2030 et rompre avec l’économie de rente.

Alexandre Kateb, qui est donc au cœur de l’inévitable transition économique de l’Algérie dans les années à venir, a tracé dans un entretien avec ParisAlger les grandes lignes de cette évolution décisive.

L’Algérie a été frappés de plein fouet à partir de l’été 2014 par la chute du prix du baril, passé de 100 à 50 dollars. Elle a bénéficié de plusieurs amortisseurs qu’elle avait prudemment préparés, à savoir un fonds de régulation des recettes (FRR), des réserves de change parmi les plus élevées du monde et un endettement quasi nul grâce à des remboursements réalisés pendant la période faste. Mais cela suffira-t-il à juguler la crise budgétaire ?

L’objectif est en effet avant tout de restaurer la solvabilité des finances publiques très fortement dégradées par la chute des prix du pétrole. Le creusement du déficit budgétaire a été de 15 % du PIB en 2016. Le FRR a été utilisé pour amortir l’impact du choc et assurer le bouclage du budget les deux premières années. Il est aujourd’hui épuisé. L’emprunt national lancé l’année dernière a permis de collecter l’équivalent de 5 milliards de dollars. S’y est ajouté un financement de la Banque africaine de développement, la BAD, pour 900 millions de dollars.

Toutes ces ressources ont donc été efficacement mobilisées. Aujourd’hui, il faut continuer de réduire ce déficit budgétaire, qui est structurel.

La loi de finances 2017 a déjà procédé à des ajustements importants. Les dépenses de fonctionnement ont été stabilisées à 40 milliards de dollars. Le budget de l’équipement a été réduit de presque 30%, après avoir été multiplié par dix au cours des quinze dernières années. Cela aura un impact négatif sur certains secteurs exposés, comme le BTP, et il faut veiller à ce que la crise sectorielle ne se diffuse pas. Mais ces dépenses avaient un caractère insoutenable. Et avec 20 milliards de dollars, le budget d’équipement algérien reste parmi les plus élevés au monde rapporté au PIB !

La consolidation budgétaire est en marche. Toutefois, pour couvrir le déficit résiduel, il est important de mobiliser tous les financements possibles au niveau domestique et, de façon secondaire, au niveau international, auprès des grands bailleurs de fonds.

 L’Algérie garde un mauvais souvenir de l’endettement extérieur…

Il ne faut pas y recourir de manière indiscriminée. Il faut le faire sur des projets précis, adossés à des investissements à long terme, dans les infrastructures de base et dans les trois grands secteurs productifs à développer, l’agriculture, l’industrie et le tourisme, auxquels j’ajouterais l’économie numérique.

Une dizaine de filières ont été identifiées (automobile, pharmacie, électronique, etc). Il faut y diriger l’investissement national et extérieur, faire tout ce qui possible pour lever les blocages à ces investissements et les accroître en quantité et en qualité. La question du financement peut être résolue en créant des fonds d’investissement qui associeraient des capitaux nationaux, publics et privés, et des capitaux internationaux. Les bailleurs de fonds internationaux (BAD, Banque mondiale) peuvent à cet égard jouer un rôle de catalyseur en rassurant les autres investisseurs et en procurant un effet de levier financier.

En ce qui concerne l’investissement national, un verrou bien connu est celui de l’économie informelle. Comment le faire sauter ?

Oui, cette économie informelle se manifeste à deux niveaux : dans l’activité économique elle-même, avec des entreprises qui échappent aux réglementations, et dans le financement, avec des ressources qui échappent au secteur bancaire en étant diverties vers les marchés parallèles de devises ou l’immobilier.

Une solution a été cherchée avec la mise en conformité fiscale établie en 2016 et prolongée en 2017. Ce n’est pas une réelle amnistie mais les personnes qui réinjectent leur argent dans les circuits bancaires peuvent le faire en payant un impôt forfaitaire de 7 % qui solde les comptes. Il n’y a donc pas de poursuites sauf en cas de fonds liés à la criminalité.

Ce mécanisme n’a pas encore donné tous les résultats escomptés. Pour que cela fonctionne, il faut ramener la confiance entre l’Etat et les agents économiques.

Oui, mais par quels moyens ?

Un premier moyen est de proposer des produits d’épargne dite participative, à toute cette catégorie d’épargnants qui, pour des raisons culturelles, ne souhaite pas investir dans les produits bancaires conventionnels. Deux banques islamiques opèrent déjà en Algérie. Il est possible d’élargir l’offre de ces produits en y intéressant d’autres banques. L’Etat pourrait stimuler ce développement en émettant des sukuk souverains.

Par ailleurs, il faut proposer des produits d’épargne avec une rentabilité attractive, à des taux de rémunération supérieurs à l’inflation, qui est aujourd’hui de 6%-8%, en offrant par exemple des titres de participation dans des fonds d’investissements, qui investissent dans des projets industriels ou touristiques, en mutualisant les risques.

La chance de l’Algérie c’est que la demande intérieure y est forte. Il y a des tendances lourdes comme l’essor démographique, l’urbanisation et l’éducation qui soutiennent la consommation et offrent des débouchés aux produit locaux. Mais il faut passer d’un modèle fondé sur la dépense publique et les importations qui couvrent aujourd’hui 70% de la demande intérieure, à un modèle plus équilibré, dans lequel c’est l’investissement productif hors hydrocarbures qui tire la croissance et l’emploi.

L’investissement massif que vous appelez de vos vœux est-il compatible avec une économique encore largement dirigée, avec un secteur public dominant ?

Réduire le poids relatif du secteur public est une volonté constante depuis des années. Les entreprises publiques ont été organisés en groupements pour améliorer leur management et réaliser des synergies financières et opérationnelles. Il y a une disposition dans la loi de finances 2016 pour ouvrir aux investisseurs privés nationaux le capital des entreprises publiques éligibles à hauteur de 66%, et jusqu’à 100 % au bout de cinq ans.

Mais la logique aujourd’hui, ce n’est pas forcément de privatiser à 100 %. C’est d’encourager le partenariat public-privé, le privé pouvant être national ou international. Il y a la volonté de mettre à jour les schémas de joint-ventures et de participation y compris internationale, et cela même dans le secteur de l’énergie, en commençant par les énergies renouvelables. C’est l’idée du programme solaire de 4 GW lancé ce printemps. (Voir ParisAlger n°19).

Des secteurs nouveaux sont progressivement ouverts à l’investissement privé, comme dans les activité portuaires. On peut aujourd’hui, par exemple investir, dans la navigation de plaisance. C’est typiquement un segment à fort potentiel.

Toujours à propos de l’investissement international, venons-en aux deux grands « classiques » des critiques adressées à l’Algérie : le 51/49 et la difficulté de rapatrier les dividendes… Où en est-on et quelles sont les évolutions possibles ?

Il faut d’abord remonter à l’origine de ces contraintes. Au début des années 2000, certaines affaires où l’investisseur étranger apportait un minimum de capitaux pour retirer un maximum de profits ont créé une sorte de traumatisme. C’est un syndrome qui ne correspond plus à la réalité d’aujourd’hui mais qui reste présent dans les mémoires des dirigeants. Et puis il ne faut pas oublier le contexte de la crise de 2008, avec les mouvements de panique sur toutes les places mondiales. D’où la loi de finances 2009, avec notamment la règle du 51/49. Elle a été mise en place dans un contexte particulier, mais elle est trop générale. Le contexte a changé et il faut aujourd’hui tourner la page.

C’est ce qui est fait de façon implicite. Le nouveau code de l’investissement marque un progrès. Il prévoit notamment que les avantages accordés aux investisseurs soient octroyés de façon automatique, et non plus après décision de l’administration. C’est un tournant.

Pour les deux blocages souvent cités, il y a les principes et l’application sur le terrain. Il faut être précis. Pour le rapatriement des capitaux, il y a eu des progrès depuis 2007, avec un règlement de la Banque d’Algérie qui a transféré la gestion des transferts de devises aux banques commerciales, avec le principe de transfert libre des dividendes. Ce qui est critiqué, ce sont les procédures. Aujourd’hui elles sont numérisées, plus faciles, les banques ont bien intégré ces process. Quand on suit les procédures, il n’y a pas de problèmes, même s’il est vrai qu’on pourrait encore les simplifier.

Et le 51/49 ?

On trouve des dispositifs de ce genre dans beaucoup de pays, de la Chine aux Emirats Arabes Unis. Cette règle gêne plus les PME que les grandes entreprises. Une PME n’a pas toujours les moyens de trouver le bon partenaire local. Il y a aussi des questions de propriété intellectuelle pour les PME innovantes, qui ne sont pas insolubles, mais qui compliquent les choses.

Les grandes entreprises savent trouver les mécanismes juridiques qui garantissent leur contrôle sur la gestion, même si elles n’ont que 49% du capital, à travers le statut de la commandite par actions, ou en faisant appel à un actionnaire minoritaire passif, en sus du partenaire stratégique.

Le 51/49 a un inconvénient pour l’Algérie, celui du financement des projets. Pour les grands projets, il faut trouver des partenaires algériens avec les reins assez solides pour financer leur apport en fonds propres. Pour un projet de plusieurs milliards de dollars, cela commence à faire beaucoup… La solution est de lever des fonds par appel public à l’épargne, ou de faire financer le projet par le partenaire étranger en échange d’un partage des profits adéquat.

Pourquoi ne pas alléger ou supprimer carrément cette contrainte ?

Le 51/49 a été mis dans la loi de finances 2009. Une autre loi de finances peut le modifier. Les législateurs ont eu la sagesse de ne pas l’inclure dans le nouveau code de l’investissement.

Il serait logique d’alléger la règle dans les filières où il y a un fort besoin de compétences et de transfert de technologie. Cela peut d’ailleurs déjà se négocier au cas par cas mais il faudrait plus de transparence. Dans le projet de loi de finances 2017, il avait été envisagé d’en exclure deux secteurs importants : les banques et les entreprises du numérique. Mais n’a finalement pas été adopté par le parlement.

De même les entreprises qui ne bénéficient pas des avantages prévus par le code des investissements pourraient détenir 100 % du capital. Enfin, les Algériens non résidents devraient bénéficier d’un traitement spécial, et ne pas être soumis à ces restrictions, à partir du moment où ils investissent localement. Le potentiel d’investissement de la diaspora est considérable et encore largement sous-exploité !

Ce contexte qui paraît s’améliorer peut-il attirer les grands fonds d‘investissements ?

Ces fonds visent un retour sur investissement sur sept à dix ans, en se basant sur le potentiel de croissance à moyen-long terme de la demande intérieure, et sur les avantages comparatifs du pays. Ils ont surtout besoin de stabilité politique et juridique et peuvent s’adapter au contexte institutionnel local. Néanmoins, à potentiel égal, ces fonds vont bien entendu privilégier les pays qui ont une gouvernance plus transparente, et un meilleur climat des affaires. L’Algérie peut devenir encore plus attractive en s’améliorant sur ces points.

La non-convertibilité du dinar et la difficulté des transactions financières ne sont-elles pas un obstacle rédhibitoire ?

C’est un sujet complexe. On peut transférer des capitaux librement dans le cas des importations ou des produits du capital. La question se pose quand il s’agit de sortir des devises qui ne sont pas adossées à des transactions commerciales. Le souci de l’Etat a été de lutter contre l’évasion des capitaux dans le cadre d’une économie mono-exportatrice.

Les textes de loi existent depuis les années 1990, mais dans la pratique ils ne sont pas appliqués. Il y a un seul grand exportateur, la Sonatrach. Les devises de la Sonatrach sont rapatriées directement auprès de la Banque d’Algérie. Les quelques entreprises qui exportent – hors hydrocarbures – doivent rapatrier leurs revenus dans les 360 jours, en déposant 50 % des devises à la Banque d’Algérie, et en plaçant le reste sur un compte en devises ouvert auprès d’une banque locale.

La question commence cependant à être évoquée. Les entreprises algériennes peuvent sous certaines conditions sortir des devises pour investir à l’international. A terme, la solution passe par la mise en place d’un marché des devises. Les banques devraient pouvoir s’échanger librement des devises entre-elles, ou avec leurs clients, à des cours répondant à l’offre et à la demande, avec des limites de fluctuation fixées par la banque centrale. Cela implique une refonte complète de la politique monétaire. La convertibilité du dinar est l’aboutissement de ce processus de refonte. Cela doit se faire sur cinq à dix ans. Nos voisins marocains ont initié ce processus, mais avec une structure des exportations beaucoup plus diversifiée que la notre, et un système bancaire et financier plus sophistiqué.

L’Algérie souhaite développer ses exportations. Quels sont les secteurs les plus prometteurs ?

Hors hydrocarbures, le premier secteur auquel on pense est celui de l’agriculture et de l’agro-industrie. C’est la première filière industrielle, qui pèse 5 ou 6 milliards de dollars, sans doute 10 si on ajoute l’informel. Le potentiel est là, en matière de produits bruts et transformés : produits frais, pâtes alimentaires, conserves, etc. Ces produits sont déjà exportés, souvent de manière informelle, vers les pays voisins.

La pharmacie est un autre grand secteur.  Les besoins sont couverts à 50 % par la production locale, l’objectif est d’aller à 70 %. Cela n’exclut pas d’exporter les surplus existants sur certains produits. Les grands laboratoires comme Saidal ou Biopharm se sont engagés dans cette voie. On peut aussi penser à l’électroménager, où de grands groupes comme Condor et Cevital à travers sa filiale Fagor-Brandt, exportent déjà. Mais aussi à l’ameublement, aux matériaux de construction, et demain à l’automobile, lorsqu’un écosystème de fournisseurs et d’équipementiers locaux se sera développé. Il y a enfin les services comme le transport aérien et le tourisme. Je crois beaucoup au développement de l’éco-tourisme, dans le Grand Sud notamment. Il faut investir dans les infrastructures, la formation du personnel, et changer les mentalités. Cela prendra du temps, mais le potentiel est important.

Faut-il développer l’exportation vers les marchés africains ?

Oui, mais pas seulement. Il faut sortir de l’idée reçue qu’il est plus facile d’exporter vers l’Afrique que vers l’Europe. C’est avant tout une question de coûts de transport et de coûts de certification des produits. Si on est dans les normes des pays partenaires, c’est plus facile d’exporter vers l’Europe que vers certains pays africains où les coûts logistiques sont élevés. Et qui peut le plus peut le moins. Il vaut mieux se mettre au niveau des normes européennes, même si cela demande un investissement initial, qui peut être soutenu par l’Etat. L’accord d’association avec l’Union européenne doit être utilisé pour accélérer la mise aux normes et la convergence réglementaire vers les standards de ce marché de 500 millions de consommateurs à fort pouvoir d’achat.  Les marchés européen et africain, mais aussi les marchés du monde arabe doivent tous être considérés. Ensuite, cela dépend de la compétitivité de la production nationale pour chaque produit.

On a le sentiment que les entreprises étrangères ne choisissent guère l’Algérie comme base pour exporter sur d’autres marchés. Elles préfèrent le Maroc manifestement…

Une entreprise étrangère peut exporter, au même titre qu’une entreprise algérienne, mais elle ne bénéficie pas d’avantages particuliers. Il faudrait pour cela relancer le projet des zones franches, qui était pressenti dès 2006, avec une ordonnance prise alors. Puis il y a eu un revirement avant même la loi de finances 2009. Le gouvernement ne voulait pas créer deux poids deux mesures au niveau fiscal et réglementaire. Mais la question peut se poser à nouveau avec le développement des ports, comme celui de Cherchell, ou de hubs de communication aérien et routier, comme pourrait l’être demain Tamanrasset, le long de la route transsaharienne. C’est en discussion.

Le port de Cherchell et la route transsaharienne sont-ils de grands leviers ?

Oui, les nouvelles installations portuaires peuvent changer la donne. La construction et l l‘exploitation ont été confiés à des partenaires chinois en associant avec des groupes algériens, donc cela se fera, car on sait l’attention que la Chine porte aux routes commerciales mondiales, notamment dans le cadre de son grand projet de Nouvelles routes de la soie. Le port de Cherchell serait alors l’un des points d’entrée de cette ambitieux projet sur le continent africain.

La route transsaharienne repose sur le développement des régions du Sud et des villes qui doivent assurer différents points d’étapes, comme Tamanrasset et In Salah. Les investissements doivent être accrus. Il y aussi les questions de la sécurité, au Mali, au Niger, au Nigeria. Mais à moyen terme, c’est très prometteur. Ce serait à la fois un moyen pour l’Algérie de rééquilibrer son développement territorial, en valorisant son immense territoire, et de se projeter sur le continent africain.

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