“Bienvenue dans le désert du réel !” Cette formule adressée par Morpheus à Néo dans le film Matrix résume bien la situation actuelle. En abandonnant de manière spectaculaire le cours plancher de 1,20 franc suisse contre un euro, la Banque Nationale Suisse n’a pas seulement provoqué la stupeur des marchés, elle a donné le signal officiel de l’entrée dans une nouvelle ère sur les marchés internationaux de capitaux.
Plusieurs signes avant-coureurs avaient déjà annoncé la fin d’une ère d’anesthétie des marchés sous l’effet de l’océan monétaire déversé par la Réserve fédérale américaine à partir de 2010. Parmi ces signes avant-coureurs, il y a bien sûr la hausse du dollar intervenue au cours des derniers mois, concommitante de la reprise vigoureuse de l’économie américaine et de la mise en oeuvre progressive par la FED de la sortie de sa politique d’assouplissement quantitatif de la monnaie, sans avoir eu recours à ce stade à la hausse des taux d’intérêt. Il y a aussi la chute du prix du pétrole, dont le maintien à un prix artificiel de 100 dollars le baril jusqu’en juin 2014 apparaît rétrospectivement comme l’effet d’une illusion monétaire, entretenue par la liquidité abondante en dollars présente sur les marchés. Hausse du dollar et baisse du pétrole vont généralement de pair, mais la soudaineté de l’effondrement du prix du pétrole indique que nous sommes entrés dans une phase nouvelle d’ajustements très violents.
L’ère de l’argent facile étant terminée, c’est désormais la productivité qui va discriminer les bonnes économies et les mauvaises économies. A cet égard, la décision de la SNB n’a pas été prise sans qu’une évaluation de la capacité de l’économie suisse à s’ajuster à cette nouvelle donne n’ait été conduite. Or les études montrent que la Suisse est le pays au monde où les exportations sont le moins sensibles à une variation du taux de change. En termes plus techniques, les exportations suisses présentent la plus faible élasticité-prix au monde, ce qui témoigne de la compétitivité intrinsèque des produits suisses, et plus généralement de l’économie suisse dans son ensemble. A contrario, la chute du prix des matières premières révèle les retard accumulés en matière de productivité par les économies rentières ou semi-rentières, de la Russie au Vénézuela, en passant par l’Iran, l’Algérie et le Nigéria. Même dans la zone euro, où le programme d’injection monétaire massive de la BCE est une tentative désespérée et tardive pour remettre à flots une zone économique en cale sèche, et tenter de fluidifier les rouages de l’offre et de la demande, ces injections de liquidités n’auront qu’un impact limité sur l’investissement productif si elles ne sont pas conjuguées à des plans massifs de soutien à l’industrie et à l’innovation. Dans le cas contraire, cette liquidité supplémentaire va simplement alimenter les bulles d’actifs et accroître les profits des banques, sans susciter un regain durable et soutenable d’activité.
Pour les pays rentiers, la fin de l’argent facile et des rentrées confortables de devises uniquement basées sur l’exportation de matières premières, sonne encore plus cruellement comme un rappel à la réalité. Tous sont frappés par la nouvelle donne, mais tous n’ont pas la même capacité à rebondir et à changer de modèle économique. Car la rente a créé des mauvaises habitudes, de la corruption au gaspillage des ressources naturelles, au développement de l’économie parallèle, et à la désindustrialisation. Ce sont là des facteurs qui sont précisément des obstacles à la réalisation de gains de productivité et qui condamnent ces pays à subir les mouvements de balancier de l’économie mondiale et des prix des matières premières. Ces mouvements de balancier cycliques se conjuguent avec la fin d’un super-cycle pétrolier causé par la croissance rapide de la Chine dans les années 2000. La Chine qui doit aujourd’hui changer de modèle économique arrive progressivement à un stade où la croissance ne peut plus être stimulée par l’accumulation de facteurs de production, et donc par la consommation énergétique. Cette nouvelle donne sonne le glas pour tous ses fournisseurs de matières premières qui n’ont pas su ou n’ont pas voulu anticiper la fin du banquet.
La productivité, ce juge de paix fondamental de la prospérité et de la misère des nations, depuis la première révolution industrielle, se distingue de la croissance. Beaucoup de politiques économiques erronées ont été mises en oeuvre sur la base d’une confusion entre productivité et croissance. La seconde peut-être observée dans des configurations très variées, la première est quant à elle essentiellement liée au capital humain et à la capacité d’innovation et d’absorption technologique d’une économie. Or dans beaucoup d’économies qualifiées d’émergentes, mais aussi en Grèce ou au Portugal, cette confusion a donné lieu a un renforcement des secteurs primaire et tertiaire au détriment de l’industrie, et plus précisément de l’industrie manufacturière, qui est le seul secteur à même d’assurer des gains de productivité continus à long terme, et donc des gains de revenu par habitant durables. C’est pourquoi les taux de croissance relativement élevés observés dans certains états périphériques de la zone euro, en Afrique subsaharienne ou en Amérique latine au cours des années 2000 ne seront pas facile à reproduire dans les années à venir. Ils ont été obtenus au prix d’un surinvestissement dans le foncier et les services (finance, télécom, tourisme) et d’un sous-investissement dans les capacités productives, sur fond de libéralisation financière naïve et d’ouverture mal gérée de ces économies au commerce international.
Rien n’est irrémédiablement perdu. Mais ce sont aujourd’hui des plans de restructuration drastiques qui attendent toutes les économies qui n’ont pas su anticiper le moment où le robinet monétaire allait arrêter de masquer la réalité de politiques inadaptées et irresponsables. Il faudra beaucoup d’intelligence et de clairvoyance, associées à une compréhension fine de l’environnement international pour remettre sur les rails des économies qui ont depuis trop longtemps perdu le sens de l’effort. Dans un monde de ressources rares, la décision de la BNS traduit dans les faits ce que tous les économistes savent : la déconnexion entre la sphère monétaire et l’économie réelle est intenable à terme, et la déconnexion entre productivité et croissance économique est tout aussi intenable et illusoire.
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