Point de vue | LEMONDE.FR | 02.11.11 | 09h16 • Mis à jour le 02.11.11 | 09h16
par Alexandre Kateb, économiste, essayiste
La crise de la zone euro a été décrite jusqu’à présent essentiellement comme une crise institutionnelle, faisant apparaître les vices de fond et de forme de la construction européenne, et plus particulièrement de l’union économique et monétaire. C’est le sens du texte de Jürgen Habermas publié dans “Le Monde” daté 26 octobre. Le philosophe y insiste à juste titre sur le défaut de légitimité démocratique de la logique intergouvernementale qui prime actuellement en Europe. Il plaide pour la constitution d’une citoyenneté politique européenne qui ne s’opposerait pas aux spécificités nationales, mais qui serait au contraire le seul moyen de préserver la diversité culturelle des peuples dans un monde globalisé.
Habermas a bien sûr raison d’attirer l’attention sur ce problème fondamental, et de souligner le lien entre l’égoïsme des élites nationales et le désintérêt progressif des peuples pour l’idée européenne. Il a raison aussi de souligner la nécessité d’une “homogénéisation des conditions de vie” au sein de l’Europe, en faisant de l’Union européenne une sorte d’Etat-providence post-national. Mais le philosophe méconnaît certaines dimensions fondamentales du monde dans lequel nous vivons. Son discours reste prisonnier de cet “agir communicationnel” politico-juridique qui est sa marque de fabrique, et qui projette une vision idéelle – sinon idéale – du monde, en négligeant la complexité du réel. Il y déploie une rationalité téléologique qui passe sous silence la nécessité d’une rationalité procédurale, ou transactionnelle, permettant deforger un compromis avec une multitude d’acteurs aux intérêts hétérogènes.
Dans notre monde imparfait, ce ne sont pas en effet les Etats qui ont le dernier mot, ni les peuples avec leurs “sympathiques” indignations, mais les oligarchies financières et leurs déclinaisons transnationales : banques d’investissement et compagnies d’assurances, fonds de pension catégoriels et sociétés de bourse. Ces oligarchies ont leurs propres mécanismes de reproduction – à travers le verrouillage des voies d’accès à l’élite et la privatisation croissante de l’éducation partout dans le monde – et leurs propres instruments de régulation, au premier rang desquels figurent les fameuses agences de notation, équivalent moderne des Oracles de l’antiquité.
Sans oublier les médias, qui sont instrumentalisés aujourd’hui par des intérêts privés – au gré des renflouements et des rapprochements capitalistiques – bien plus qu’ils ne l’ont jamais été par les Etats, si l’on exclut la propagande des régimes totalitaires. A ce propos, les scandales révélés au sein du groupe News Corp, propriété du milliardaire Ruppert Murdoch, qui se vantait de faire et de défaire à sa guise les gouvernements en Grande-Bretagne, ou encore les connivences notoires entre le monde des affaires, de la politique et des médias en France ne sont que des illustrations d’une tendance générale, qui se perpétue depuis le XIXe siècle.
Habermas souligne aussi la fragmentation croissante des identités politiques en Europe sous les effets d’un demi-siècle d’immigration du travail. L’antidote à cette fragmentation culturelle serait selon lui la constitution d’une identité européenne purement juridique, dégagée des présupposés culturels, reprenant ce que Marcel Gauchet appelle “l’espace vide de la démocratie”. On pourrait opposer à cette vision désincarnée du vivre ensemble, la nécessité d’une plénitude culturelle, et osons le dire d’une Leitkultur européenne. La controverse autour de ce terme repose en effet largement sur le contexte polémique dans lequel il a été employé en Allemagne.
Cette Leitkultur n’est pas le repli ethniciste ou religieux des extrêmes-droites, avec sa part inévitable de xénophobie et son caractère profondément belligène. Elle repose plutôt sur la reconnaissance et l’acceptation d’un socle de valeurs communes qui fondent le fait européen (séparation entre l’Eglise et l’Etat, égalité homme-femme, etc.), mais aussi sur l’intériorisation de l’histoire et de la culture européenne par les nouveaux venus, qui contribuent à enrichircette histoire dans la durée. Là encore tout est question de temporalité. Et c’est précisément l’absence de prise en compte de cette temporalité que l’on peut regretter chez Habermas.
Enfin, la mondialisation (ou globalisation) n’est évoquée que très brièvement par le philosophe, sans insistance sur la forme actuelle de la mondialisation, c’est-à-dire sur l’émergence de grandes puissances non occidentales qui remettent en cause l’imperium économique, mais aussi culturel et moral, de l’Occident sur le reste du monde. Cette émergence – ou ré-émergence – de continents entiers sur la carte géopolitique et géoéconomique mondiale devrait susciter plus d’interrogations sur la place de l’Europe dans un monde multipolaire. L’annonce de l’arrivée des grands pays émergents au secours de la zone euro, dans un fonds de soutien ad hoc est symptomatique du bouleversement des équilibres hérités du passé.
On assiste bel et bien à un basculement du centre de gravité économique et financier – donc politique et culturel – de la planète, à une échelle bien plus vaste que les précédentes transitions hégémoniques qui étaient limitées à des passages de relais au sein du “club occidental” (entre l’Europe continentale et l’Angleterre, puis entre l’Angleterre et les Etats-Unis). Une telle évolution oblige les Européens à mettre en place une double stratégie à la fois défensive et offensive, portée par un éxécutif fort, pour permettre à l’Europe de demeurer un acteur géostratégique important, et un véritable pôle de puissance face à l’affirmation des pôles émergents et au déclin relatif du pôle nord-américain.
En définitive, sans être marxiste on pourrait faire à Habermas les critiques formulées il y a cent cinquante ans par Marx et Engels contre l’idéalisme allemand. Pour paraphraser ces deux auteurs, “ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience”. Autrement dit, il faut partir des conditions réelles d’existence des hommes pour en déduire leur évolution historique et peser sur le cours de cette évolution. L’appel à plus de démocratie dans une Europe désincarnée, dans une sorte de super Etat post-national dont la légitimité reposerait uniquement sur le droit positif, ne prend pas suffisamment en compte les conditions matérielles d’existence, et notamment le poids de l’oligarchie financière dans le système productif mondial.
En outre, cette vision désincarnée de l’espace public néglige le principe de gravité – au sens physique du terme – et la nécessité d’une culture pleine qui cimenterait l’identité européenne et lui permettrait de se définir par rapport aux autres grandes aires culturelles. Une telle critique d’Habermas, à la fois sur sa gauche et sur sa droite, n’enlève rien à l’acuité de son projet philosophique et constitutionnel. Elle vise simplement à le réinsérer dans une monde moins irénique, et à le remettre en perspective face aux obstacles bien réels qu’il fautsurmonter pour bâtir l’Europe-puissance.