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L’Europe, une idée en crise

Tribune parue dans le journal Libération le 5 janvier 2012

Ainsi nous y voilà. Au terme d’une valse-hésitation de sommets de la dernière chance en psychodrames politiques, l’Européen d’aujourd’hui ressemble à s’y méprendre au dernier homme annoncé par Nietzsche. Avachi sur ses avantages acquis, recroquevillé sur sa gloire passée, dissolu dans ses mœurs et incertain dans sa volonté, c’est un consommateur et un commentateur de l’Histoire bien plus qu’un acteur. Il a choisi la farce à l’épopée, le comique au tragique comme le montrent les déboires du couple Merkozy. A la base, l’apologie du bien-être allant paradoxalement de pair avec un consumérisme toujours aussi vigoureux ont pris le dessus sur l’effort et la combativité, sapant l’esprit de sacrifice nécessaire à l’édification d’une solidarité paneuropéenne. Partout, sans qu’il soit besoin de les prononcer, les maîtres mots sont la rigueur et l’austérité.

Jadis, l’Europe inspirait le monde, portait comme un étendard sa civilisation. A la fois séduisante et arrogante, aimable et dominatrice, le vent de l’Histoire gonflait ses voiles. L’Europe était à la fois la sage Athéna et la vengeresse Minerve. Elle était l’histoire en marche avec ses vicissitudes et ses tourments, mais aussi avec cette confiance en l’avenir que même le suicide collectif de 1914-1918, l’illusion communiste et la monstruosité du nazisme n’ont pu ébranler. Chaque fois qu’elle était au bord du gouffre, l’Europe a su se réinventer. Elle a relevé avec brio le défi de la reconstruction d’après-guerre, faisant des ennemis d’hier les architectes d’une paix durable et d’une prospérité partagée. C’était le temps des De Gaulle et des Adenauer, des Schumann et des Monnet. C’était le temps où cela faisait encore sens de faire l’Europe.

Plus qu’un territoire, l’Europe est avant tout une idée. Mais cette idée elle-même traverse aujourd’hui une crise profonde, tant il reste peu d’énergie et de conscience de soi à ces habitants de l’isthme occidental de l’Eurasie qu’on appelle les Européens. Qu’est-il advenu de cette idée, de cette belle et grande idée qui, de Platon à Hegel, a fait de l’Europe un modèle à suivre pour le monde entier ? Elle se meurt à feu lent dans un Etat-providence dégénéré en mouroir pour vieillards impotents, dans un hôtel des Invalides érigé à l’échelle d’un continent. Force est de constater qu’il n’y a plus ni hommes ni dieux à la hauteur des événements dans cette Europe alanguie, prête à se donner au plus offrant.

Et au rythme où vont les choses, l’Europe ne sera bientôt plus qu’une banlieue de l’Esprit, incapable de se penser, de se voir autrement que dans le miroir déformant tendu par ses créanciers. Elle n’est déjà plus une puissance militaire et son influence diminue à mesure que son ambition historique se restreint. Pis encore, en l’espace de quelques mois, les dirigeants européens ont par leur pusillanimité agi en véritables fossoyeurs, manquant à plusieurs reprises de précipiter le continent dans l’abîme. Ainsi, Remus et Romulus ne sont plus que les orphelins d’une Rome qui n’est plus dans Rome, d’une Athènes en banqueroute et d’une Germanie plus égoïste que jamais. Dévorée par ses propres enfants, vidée de sa substance par des comptables sans imagination, seul un éclair de lucidité, un ultime sursaut citoyen pourra sauver l’Europe. En sommes-nous encore capables ? Comme le résumait si bien Shakespeare :«Etre, ou ne pas être, telle est la question.»

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