C’est un fait, l’élection présidentielle de 2014 marquera l’entrée de l’Algérie dans un nouveau cycle politique dont personne ne connaît aujourd’hui les contours. Mais l’incertitude qui prévaut sur le plan politique, et qui alimente les spéculations et les rumeurs les plus folles, ne doit pas masquer l’autre grand enjeu de cette élection, à savoir l’élaboration d’un modèle de développement digne de ce nom pour un pays qui a trop longtemps gâché son potentiel et ses ressources.
La critique est facile, l’art est difficile, et l’art de la gouvernance économique n’échappe pas à cette règle. C’est pourquoi toute critique fondée doit aussi pouvoir reconnaître ce qui a été accompli de positif par les autorités nationales au cours des dix à quinze dernières années. Cela permet d’asseoir les propositions de réformes non sur une chimérique stratégie de la « table rase » mais sur un socle d’institutions et d’acteurs existants, ou en gestation, qui devront nécessairement s’approprier les propositions de réformes pour les faire aboutir.
Le principal acquis des années Bouteflika est la stabilisation macroéconomique et le redressement des comptes internes et externes du pays, après des années de récession et de stagnation de l’économie algérienne. Cet assainissement a pu être réalisé grâce à la formidable croissance des prix des hydrocarbures au cours du dernier cycle de croissance mondiale, tiré par les besoins colossaux de la Chine et par une liquidité internationale surabondante. Mais cela n’aurait pu se produire sans une réelle volonté politique de tourner la page de la décennie noire avec la fin négociée de la violence civile en 1999, et une gestion macroéconomique prudente, caractérisée par la création du fond de régulation des recettes en 2000, et l’accumulation de réserves en devises qui représentaient 190 milliards de dollars à fin décembre 2012.
Il faut aussi souligner le grand effort national d’équipement en infrastructures de transports, en eau et énergie et en logements de plusieurs centaines de milliards de dollars qui a été décidé même si cela ne s’est pas fait dans la transparence, et que la corruption, la prévarication et le clientélisme ont sans doute ponctionné une part non négligeable des ressources affectées à ces grands chantiers. Au delà même de la corruption, c’est la capacité technique de l’Etat algérien à mener à bien de tels projets qui a été questionnée par les observateurs nationaux et étrangers, ainsi que le choix de faire appel à des prestataires étrangers, chinois notamment, et les faibles transferts de savoir-faire et de technologie effectués par ces derniers au profit des opérateurs nationaux. En dépit de ces critiques et des insuffisances associés à ces programmes, ils ont néanmoins permis d’effectuer un rattrapage, même partiel, après des années de déshérence publique et de creusement des déséquilibres entre les évolutions démographiques et la capacité de charge des infrastructures existantes.
Si le virage opéré en matière de politique économique en 2009 a été critiqué, avec l’instauration de la règle des 51/49 qui impose aux entreprises étrangères souhaitant investir en Algérie de s’associer avec des partenaires locaux, d’autres mesures sont moins contestables comme la réorganisation des industries nationales, héritées de la période socialiste, et la volonté de créer des champions nationaux, en sauvant ce qui pouvait l’être d’une base manufacturière qui représente à peine 5% du PIB contre 25% à 30% dans la plupart des pays émergents au niveau de développement comparable. Par ces mesures, le gouvernement algérien a cherché des solutions pour relancer l’économie nationale, et sortir de l’« import-import » qui menaçait de réduire à néant les excédents commerciaux réalisés avec les recettes de la rente pétro-gazière. Ces dernières, estimées par le FMI à 600 milliards de dollars sur une décennie, ont surtout servi à alimenter un vaste système de redistribution, qui a donné naissance à une bourgeoisie d’affaires dépendante de la rente, selon une logique néo-patrimoniale. Parallèlement, les revalorisations des salaires des agents publics et les distributions massives de crédits et de subventions aux chômeurs ont été utilisées pour acheter la paix sociale, dans un contexte régional marqué par la crise et par des soulèvements populaires dans des pays voisins. Grâce à cette politique d’accumulation de réserves et de dépense publique tous azimuts, les autorités algériennes ont réussi à épargner aux Algériens les effets les plus délétères de la crise économique et financière mondiale. Mais ils ont par la même occasion consolidé le caractère rentier de l’économie, au lieu d’engager une véritable diversification de cette dernière.
Plutôt que de ressasser sans cesse cet état des lieux, il est plus intéressant de faire des propositions sur la meilleure manière d’en sortir. Depuis les travaux de Wassily Leontief, Jean Fourastié et Albert Hirschman, on sait que l’économie n’est pas un bloc monolithique mais une matrice interconnectée de secteurs et de branches caractérisés par des relations entrés-sorties complexes entre des inputs et des ouputs régulés par les prix et par les quantités. Ces liaisons inter-branches et inter-sectorielles font qu’il est impossible de réussir une réforme dans un secteur donné sans remédier aux défaillances constatées dans les autres secteurs.On bute alors inévitablement sur des goulots d’étranglement qui deviennent rapidement insurmontables. Deux solutions extrêmes existent pour traiter ce problème : une gestion par les quantités adossée à une planification centralisée, ou une régulation par les prix associée à des marchés totalement dérégulés et décentralisés. Si la première solution a clairement échoué en URSS et dans les autres pays qui l’ont tenté (y compris l’Algérie dans les années 1970), la seconde est tout autant vouée à l’échec dans une situation de défaillance de coordination et d’asymétrie d’information entre agents économiques, comme c’est généralement le cas dans les pays en développement.
A contrario, les pays qui ont réussi à se développer, à l’instar de la Corée du Sud et plus récemment de la Malaisie, ont adopté des solutions combinant planification économique et libre jeu des marchés. En termes pratiques, cela revient à libérer les initiatives à la base tout en encadrant les marchés et enpilotant la transformation structurelle de l’économie. Cela suppose aussi d’engager simultanément des réformes dans plusieurs directions complémentaires : la relance du secteur agricole – seule à même d’assurer la sécurité alimentaire et donc l’indépendance stratégique – doit aller de pair avec une diversification industrielle à la fois horizontale, hors du secteur des hydrocarbures, et verticale, en valorisant les outputs issus de ce secteur. Cette diversification doit s’appuyer sur une modernisation du système bancaire et financier, afin que celui-ci joue pleinement son rôle d’amortisseur des chocs de revenu et de catalyseur du développement, en orientant l’épargne nationale vers les projets d’investissement présentant la plus grande rentabilité économique et sociale. A cet égard, la convertibilité du dinar et la libéralisation des transactions de capital, qui permettraient d’apporter une bouffée d’oxygène aux acteurs économiques, ne sont pas incompatibles avec la conservation d’une certaine maîtrise sur les flux monétaires et financiers. C’est l’ajournement et l’absence de ces réformes qui risque à terme de pénaliser l’économie nationale et d’affaiblir la capacité de l’Etat à maîtriser ces flux, en entravant l’expansion des entreprises nationales à l’étranger, synonyme de développement des capacités productives et d’économies d’échelles, et en limitantle rôle que pourrait jouer la diaspora algérienne, véritable réservoir des bonnes pratiques et des avoir-faire insuffisamment exploité.
L’opposition entre libéraux et étatistes perd de sa pertinence dans une telle conception du développement beaucoup plus équilibrée que celle des partisans du tout-Etat ou du tout-marché. La mise en place de ce que l’on pourrait qualifier de«modèle en double hélice du développement », – décrit en filigrane dans les travaux d’économistes reconnus tels Dani Rodrik, Ha-Joon Chang ou Justin Yifu Lin -, fondé sur des synergies entre l’Etat et le secteur privé, nécessite d’en finir avec les anathèmes à la fois à l’encontre des entrepreneurs privés et des cadres du secteur public. Ces derniers ont dans leur grande majorité conscience des difficultés que connaît l’Algérie, et doivent être perçus comme une partie de la solution, et non comme une partie duproblème. Il n y a pas de contradiction entre le besoin urgent de libérer les énergies individuelles et de débureaucratiser l’économie algérienne, et l’impératif tout aussi urgent de construire un Etat stratège, disposant de véritables capacités d’intervention et de planification stratégique à long terme. Qu’il ait fallu attendre 2010 pour commencer l’évaluation des grands projets d’infrastructures économiques et sociales engagés dans les années 2000, avec la création de la Caisse Nationale d’Equipement pour le Développement (CNED), est symptomatique du temps perdu. Mais cela reflète aussi l’apparition d’une sensibilité des sphères dirigeantes à ces questions.
Il faut aujourd’hui passer du diagnostic à l’action et inscrire cette dernière dans la durée, en veillant à la fois à son efficacité, à sa transparence et à la reddition des comptes. Parallèlement à une action résolue au niveau microéconomique et sectoriel, qui doit aboutir à une amélioration sensible du climat des affaires, il est indispensable d’opérer un découplage entre les fondamentaux macroéconomiques (budget et balance des paiements) et les recettes pétro-gazières. Cela doit passer par la transformation du fonds de régulation des recettes en un fonds souverain pour les générations futures – une mesure déjà évoquée par le collectif NABNI -, pour sevrer l’économie de sa dépendance aux hydrocarbures, financer la diversification et la montée en gamme de la production nationale, et anticiper le vieillissement de la population. En effet, dans un pays où près de la moitié de la population a encore moins de 25 ans, mais qui risque très rapidement de « manger son pain blanc démographique », les décisions prises aujourd’hui auront un impact décisif sur la prospérité et le niveau de vie des Algériens dans dix, vingt ou trente ans. Le choix posé est clairement celui de l’émergence économique et de l’affirmation d’une puissance régionale ayant la pleine maîtrise de son destin, tout en étant pleinement intégrée dans l’espace euro-méditerranéen, ou celui de l’appauvrissement, de la dislocation des équilibres politiques, économiques et sociaux et de la relégation au dernier rang des nations. L’élection de 2014 sera l’occasion d’un grand débat sur ces questions, mais ce sera peut-être l’occasion de la dernière chance !
Alexandre KATEB, économiste, maître de conférence à Sciences Po Paris.
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